À la belle étoile | solo

Je ne sais pas depuis combien de temps j'attends dans le froid. Je suppose que je devrais déjà m'estimer heureux de m'être perdu en juin et pas au milieu de l'hiver... j'ai juste toujours été frileux, surtout pour un Doonien. Heureusement, j'ai Vendredi 13 avec moi. Le porter dans mes bras me tient chaud, je protège mes doigts violacés en les enfouissant sans sa douce fourrure.
Je le sens ronronner, mais je sais qu'il n'est pas plus rassuré que moi. Il fait ça pour nous donner du courage et j'en ai bien besoin. Ses ronrons réguliers, presque mécaniques, me bercent.

Je peux voir à travers la cime des arbres que la nuit commence à tomber. Quand "Camil" m'a guidé dans les bois, il n'était pas plus de quatorze heures. J'aimerais dire que le temps passe vite mais c'est tout l'inverse. Sans rien pour m'amuser, terrifié par les spectres qui viennent m'épier comme un animal en cage, affamé et fatigué, j'ai l'impression que le monde s'est arrêté pour me faire souffrir plus longtemps.
Il doit être... dix-huit heures ? Vingt heures ? Peut-être plus ? Je n'arrive pas à le juger à la simple couleur du ciel. Mais l'heure du dîner approche ou est déjà passée. Ce qui veut dire qu'on doit m'attendre à la maison. Pour le moment, mes parents doivent simplement s'énerver, se dire que j'ai encore trainé trop longtemps avec Ilya, qu'il a une mauvaise influence sur moi et s'apprêtent à me passer un savon à mon retour. Je me demande à partir de quand ils commenceront à s'inquiéter.

Est-ce qu'ils vont seulement s'inquiéter ?
Si ça se trouve, depuis le temps qu'ils veulent se débarrasser de moi, ils seront plus que ravis de ce scénario.
Après tout, ils savent qu'ils auront un meilleur fils pour me remplacer.

En toute honnêteté, je me vois mourir ici. Pas que j'en aie envie. J'ai peur de la mort, comme à peu près tout le monde. Mais je ne pense pas que papa et maman tiennent assez à moi pour appeler des secours avant qu'il ne soit trop tard. Et s'ils le font, ça sera par devoir plutôt que par envie. "Ah, c'est vrai qu'on a un fils, on devrait peut-être le chercher ?". Si les rangers se rendent aussi efficace qu'à l'automne dernier, je ne risque pas de revoir ma famille et mes amis de sitôt.

Mes amis, d'ailleurs... peut-être qu'eux s'inquièteraient. Et encore, une petite voix me nargue, me dit que je surestime nos liens et que ma disparition passera inaperçue. Ils s'ont les uns les autres. Peut-être qu'ils se souviendront de moi en trouvant mon cadavre en cherchant un coin pour notre cabane. J'aurais aimé être là pour la construire avec eux.
Ilya, lui, m'avait dit qu'il ne pourrait pas continuer sans moi. Je n'y crois pas. Il le pense parce qu'il a déjà trop perdu. Mais que suis-je par rapport à une mère ? Il a su faire son deuil, il se remettra du mien. Il m'oubliera sûrement très vite. Je n'ai été dans sa vie que pendant huit mois après tout. J'aurais aimé être irremplaçable dans le cœur de quelqu'un, mais c'est un vœu égoïste. Un vœu égoïste et irréaliste.

Maintenant que j'y pense, j'ai une bonne excuse pour avoir été éternel célibataire si je meurs aujourd'hui.
On dira juste que j'étais trop jeune.
Sans se souvenir que j'étais une merde et une pédale.

Ça a failli se savoir. Je voulais en parler à Camil plus tôt et je me suis dégonflé. Je l'ai suivi par culpabilité quand il m'a rappelé. Comme un con, je l'ai laissé me traîner par la main - une main glaciale, presque spectrale - dans la forêt. C'était Camil, après tout, une personne de confiance. Je n'ai pas osé lui poser de question, je n'ai pas écouté mon instinct, je n'ai pas écouté les grognements de Vendredi 13 qui avait découvert la supercherie bien avant moi.
Je l'ai suivi, en toute innocence, j'ai couru derrière lui, paniqué, quand il s'est mis à s'éloigner du sentier sans regarder derrière lui, et je n'ai pas vu la pente devant moi. Un cri et quelques roulés-boulés plus tard, je me suis retrouvé dans un fossé avec des bleus, des égratignures, les oreilles qui sifflent, un mal de crâne et une belle entorse à la cheville.

Docteur Skyblack m'avait dit que ce genre de choses fragilisaient le corps à vie. J'aurais vraiment aimé que ce taré ait tort sur ce point. Je suis incapable de me lever, incapable de marcher, et de toute façon, je ne saurais pas où aller. Vendredi 13 saurait sûrement retrouver son chemin, lui. Il pourrait partir seul chercher de l'aide... mais ça serait me laisser en compagnie des spectres, qui n'hésitent pas à s'avancer trop de moi avant de se faire repousser d'une Explonuit. Un petit manège qu'il faut répéter de temps en temps pour m'éviter qui sait quelles horreurs.
Si le chaton ébène venait à s'en aller, je n'en paie pas cher de ma peau. S'il revenait avec de l'aide mais que j'avais déjà été enlevé ou tué par des fantômes, ça me ferait une belle jambe. Quelle ironie.

En revanche, je sens que la créature qui m'a tiré ici ne reviendra pas. Celle qui a pris l'apparence d'un ami pour me trainer ici, celle qui a bien ri de sa voix de renard de voir ma cheville tordue et mon visage couvert de larmes. Des Zorua blancs, ça ne court pas exactement les rues. C'est celle de Finn, ça ne fait aucun doute. Vendredi 13 l'a chassée d'une seule attaque Ténèbres et elle a fui en ricanant. Elle est fière de sa blague, mais pas assez folle pour risquer de venir me narguer avec la menace du Skitty prêt à lui sauter à la gorge.
Je me demande si Finn finira par l'apprendre. S'il sera fâché ou fier. Je ne pense pas qu'il soit cruel au point de la féliciter d'avoir tué un ami, mais les blagues, c'est son fond de commerce. La renarde a appris du meilleur des Grimalin. L'espace d'un instant, je me demande s'il n'a pas pu la dresser pour se venger de mon comportement en février dernier. J'ai été odieux, certes, mais au point de m'assassiner par Zorua interposé ? Je mérite peut-être la mort, mais le mobile me paraît un peu léger. Quant à Finn... il est rancunier, mais pas un meurtrier. S'il avait voulu m'apprendre une leçon, il m'aurait juste fichu une bonne frousse.

Au moins, ça aurait fait une personne qui sait où je suis. Le secret est partagé par Vendredi 13, la Zorua et moi. Je me souviens avoir eu les regards des passants sur moi quand le faux Camil me tenait par la main pour me trainer jusqu'à Eagal. Je leur avais souri pour les rassurer. Est-ce qu'ils se souviendront de moi quand on dira que le petit Dixon a disparu ?
Oh, oui. Si jamais mes parents vont prévenir les autorités, ça se saura dans toute la ville. Y compris à l'école. Il y en a sûrement qui seront heureux de me savoir mort. Je les entends déjà dire que c'était bien fait, que j'ai eu ce que je méritais. S'ils n'ont pas nécessairement tort, je suis déçu de leur donner raison. Est-ce qu'ils passeront à une autre proie après moi ? Je n'espère pas pour cette pauvre âme, qui serait la seule personne à me regretter. Je ne peux pas m'empêcher de me demander si je leur manquerai, d'une certaine façon. Ils ont passé des années de leur vie à me frapper pour s'occuper, ils risquent de bien s'ennuyer sans moi. À moins que leur punching ball soit si remplaçable que ça. J'en serais presque jaloux. Pas vraiment, mais de se dire que même mes harceleurs m'oublieront m'attriste beaucoup.

Je crois que je manquerai à Noisette, par contre. La pauvre, elle n'a pas beaucoup d'alliés dans ce monde. Je l'aime de tout mon coeur et j'ai toujours fait de mon mieux pour m'occuper d'elle, mais ce n'est pas le cas de ma famille. Mon père la déteste, ma mère écoute toujours mon père. Il l'enverrait sûrement à la SPP. Belle comme elle est, je suis sûre qu'elle trouverait rapidement un maître. Mais... si elle tombait sur une mauvaise personne ?
Si j'avais su que je mourrais aujourd'hui, je l'aurais confié à quelqu'un de confiance, comme Lily, qui en aurait fait une reine de concours, ou même à monsieur Davidson, avec sa nièce obsédée par le rose et qui aurait volontiers kidnappé Noisette. Elle aurait été heureuse avec eux et serait vite passée à autre chose. Seule, dans une cage froide, la solitude lui pèserait trop et elle serait malheureuse.
Quand j'y pense, la plupart de mes Pokémon subiront sûrement le même sort. Vendredi 13, s'il me survit et rentre à la maison, aura sûrement le droit de rester, puisque malgré tous les jurons qu'elle lui sort quand il la fait trébucher, maman s'y est attachée. Milou et Bébé feraient des bons cadeaux pour mon futur petit frère. Mais Rougepif et Doudou n'étaient pas vraiment appréciés de monsieur Charles Dixon. Tous deux des cadeaux de personnes qu'il ne porte pas dans son cœur, s'il ne les envoie pas croupir dans un refuge, peut-être qu'il exécutera ses menaces d'en faire du pâté. S'il fait ça, il peut être sûr que je reviendrai le hanter.

Tiens, qu'est-ce qu'il y a, après la mort ? Je pense que tout le monde s'est déjà posé cette question. Moi, plutôt deux fois qu'une. La religion arkéenne donne un schéma tout tracé : les bons vont au ciel, les mauvais en enfer, et les personnes encore capables de se racheter errent sous la forme de Pokémon Spectre dans l'espoir d'être admis auprès d'Arkée.
Selon les paroissiens, j'irai directement en enfer. J'ai beau être allé à la messe tous les dimanches depuis l'enfance, toujours réciter ma prière avant d'aller dormir, n'avoir jamais commis de péché capital, j'ai eu le malheur d'aimer danser avec un garçon. J'aimerais bien dire que tout est de la faute d'Ilya, mais je sais que c'est faux. Ça avait commencé bien avant notre rencontre. J'aurais quand même voulu lui avouer un jour. Pour enlever ce poids de ma poitrine. Dans l'espoir fou de l'entendre dire que ce n'était pas grave, qu'on restait amis. Ou encore plus improbable, que mes sentiments soient réciproques.

À cette idée, j'ai soudain plus chaud, je sens que mes oreilles sont toutes rouges. C'est agréable.
Je repense à nos doigts qui s'effleurent avant de s'entrelacer. Je repense à son accent - si lourd, mais si charmant, à son Kerosien un peu cassé, presque incompréhensible au début mais qui le rend adorable. Je repense à notre valse au bal de Charlotte, comme tout semblait si naturel alors que je dansais avec deux pieds gauches et que je devais être la risée des légatiennes. Je repense aux beaux mots qu'il m'a dit, aux promesses d'un avenir meilleur et aux compliments que j'avais toujours espéré entendre, soudain murmurés par une des personnes auxquelles je tiens le plus. Je repense à l'éclosion de Bébé et Dimitri, mais aussi celle de Sieba, à l'idée qu'on formait une vraie petite famille - une famille qui aurait eu deux papas, bien que j'aie préféré taire cette idée.

Je divague. De vrais souvenirs, je passe à des espoirs irréalisables.
Je m'imagine avouer mes sentiments à Ilya sans la moindre honte. Les arbres sont en fleurs, des pétales tombent comme un tourbillon autour de nous. Les oiseaux chantent, Ilya est ému, il me prend les mains et dit qu'il m'aime aussi, avant d'y déposer un baiser si léger. Comme il l'avait fait le jour du mariage, mais sans gants pour nous séparer cette fois.
Je m'imagine dans une maison, bien au chaud sur un canapé ou dans un lit. J'ai deux bras forts qui m'enlacent et une main qui me caresse doucement les cheveux. Je lève les yeux et vois les beaux yeux bleus d'Ilya, qui autrefois me paralysaient de peur et maintenant m'immobilisent d'admiration. Il me regarde avec le même sourire niais que moi, rigole doucement avant de m'embrasser. À défaut d'enfants, ce sont nos Pokémon qui nous tiennent compagnie tout autour.

Peut-être que je mérite les flammes de l'enfer et le courroux de Giratina, mais je me laisse aller à cette rêverie qui me protège du froid de la nuit. Quitte à mourir ce soir, autant faire de beaux rêves.

@feat joueur Des petites notes ici