'Si je vous revois à l'infirmerie, je vous arrache les ongles'

Je n'ai jamais dis cela à Ikime, mais je l'ai pensé beaucoup de fois. Je ne sais pas si une quelconque divinité (peut-être ce fameux Arkée) l'a maudit ou si il est simplement un abruti de première mais à chaque fois, il revient.

Je devrais lui faire une carte de fidélité à ce stade. Dix passages et c'est mon poing dans la figure. Ce qui ferait trois poings dans la figure à ce stade, que je conclurais par un coup de genoux dans l'entrejambe si je n'étais pas lié au serment d'Hippocrate.

…

Lié au serment d'Hippocrate ? Vraiment ? Je devrais sortir ça à Leon Cornwall, tiens. Ça le ferait bien rire. Et il y a de quoi. Depuis quand un Sealg suit-il ce genre de serment ?

La bonne nouvelle c'est que l'ayant techniquement brisé, je peux frapper Ikime, la mauvaise c'est que je cramerais ma couverture, cause la perte de mes proches et me condamnerais à une mort certaine.

M'oui...Mieux vaut faire semblant.

D'habitude, j'arrive à garder mon sang-froid et je restes digne dans l'épreuve que représente le fait de s'occuper d'une énergumène pareille, mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui c'est la troisième nuit blanche que je me coltine, sans compter les disputes familiales, les tests abominables, la pression de garder un secret horrible et Peggy qui m'inquiète de plus en plus.

Alors quand Ikime pointe le bout de son nez, je le fusille du regard. Il a intérêt à n'avoir aucune raison d'être là sinon je l'assassine. Aujourd'hui spécialement, je le déteste plus que tout.

Chrome', perchée sur mon épaule, me donne un petit coup de patte. Elle sent la tension dans l'air et essaye de me rappeler à l'ordre. Je suis médecin, pas charcutier. Même si des fois...

Je me pince l'arrête du nez et je soupire.

Oui, je rigole déjà... Murmurais-je avant d'écouter la suite de son récit. Je crois que le soupir que j'ai poussé à ce moment-là indiquait clairement que la vie du jeune homme était en danger.

Trois semaines que votre cheville vous fait mal et vous n'êtes pas venu me... Bon sang, Ikime. Asseyez-vous tout de suite.

Pendant qu'il s'installe, j'en profite pour écraser la cigarette que je fumais dans son cendrier. Je me masses les tempes et je m'approches finalement de lui.

Oh, quelle surprise. Vraiment, je ne m'y attendais pas du tout ! Sa cheville est enflée, comme la dernière fois que l'on s'est vu. Mais mieux encore, il ne porte pas l'atèle que je lui ai prescrite ! Je me demandes vraiment pourquoi il vient me voir si c'est pour faire tout l'inverse de ce que je lui dis.

Tiens donc, pas d'atèle. Et la semaine de repos que je vous avez imposé ? Vous vous êtes assis dessus aussi ? Non parce qu'à ce stade, autant amputer, ça ira plus vite. Je soupire une nouvelle fois avant de palper un peu le désastre. Comme je le craignait, ça s'est empiré. Félicitation, Ikime, vous passez d'une à trois semaine de temps de guérison ! Si seulement on avait pu éviter ça, quelle fatalité, vraiment...

Je me retourne, respire un bon coup et reprends une autre cigarette. Je sais, fumer en intérieur n'est pas conseillé mais vraiment, j'en ai besoin. Sinon je vais lui arracher sa cheville et lui enfoncer dans le...

Bref, vous êtes venu pour quoi, plus sérieusement ? Mon diagnostique reste le même, une entorse qui s'est 'légèrement' empiré d'ailleurs. Mais puisque vous n'avez pas l'air de vouloir suivre mes recommandations, je me demande vraiment ce que vous fichez là. Je lui lance un regard des plus blasé. Ou alors vous êtes là pour les antalgiques ? Allons bon, Ikime, ce n'est pas parce que la douleur est absente que vous êtes rétabli.

Je retourne m'asseoir à mon bureau, clope au bec et Chrome' toujours sur mon épaule.

Mon verdict est sans appel, 'au moins' une semaine de repos. Une 'vraie' semaine de repos. Et cette fichue atèle, bon sang, mettez-là ! Et si vous ne voulez rien de cela, cessez de m'importuner !

Si ce fameux Arkée existe, qu'il sauve cette pauvre âme de me courroux dévastateur.

Je lève les yeux au ciel lorsqu'il me dit qu'il 'va faire plus attention', il le dit à chaque fois. C'est comme si il me disait 'je reviendrais dans deux jours'. Et si il revient dans deux jours, je jure devant toute les divinités du monde entier qu'il en ressortira tétraplégique.

Mais le pire reste à venir, voilà qu'il retourne toute l'attention sur moi. Je le dévisage, je ne sais pas si je suis très expressif facilement mais je suis outré.

Je sais qu'il s’inquiète pour moi, c'est louable. En fait, ce serait louable de la part de n'importe qui sauf de lui. Parce que lui, on ne s'inquiète pas pour lui, c'est l'inquiétude toute entière.

S'entendre dire 'vous avez l'air stressé' de la part d'un désastre vivant, c'est TRÈS insultant. Je jure que je vais me briser l'arrête du nez à force de la pincer. Chrome' me tapote la tête dans une vaine tentative de me calmer un peu.

Ikime... Commençais-je avant de m'interrompre. Je ne peux décemment pas lui déverser un flot d'insulte sur la tête. Je contient ma colère. Ou plutôt, je l'exprime sous une autre forme. Allez-y, faites-moi un diagnostique, j'attends. Puisque maintenant, c'est apparemment vous le médecin.

Chrome' pousse un piaillement de mécontentement. À croire que ma conduite ne lui plaît guère. Je l'ignore, c'est très rare que je le fasse mais je le fais. Je suis trop à bout pour prendre en compte les remontrances de mon 'infirmière'.

Le tabac a des vertus anxiolytiques. Ça m'aide à supporter pas mal de choses, dont votre incapacité à vous prendre en main et vos passages répétés. Je tire une latte avant de cracher une bouffée de fumée -un peu trop loin pour que ce soit au visage d'Ikime, comme c'est dommage. Vous savez, c'est comme écrire un livre dont les pages s'effacent, c'est frustrant. On a le sentiment de travailler pour rien, dans le vide. Et c'est ce qu'il y a dans votre crâne, Ikime, du vide.

Ce dernier commentaire me vaut une petite tape sur la tête de la part de Chrome', je soupire pour la énième fois. Je sais très bien que je me suis montré très insultant et que je devrais m'excuser immédiatement mais je n'en fais rien.

Fierté katonienne ? Peut-être.

En attendant, je rature une feuille d'ordonnance comme si je voulais graver le bois du bureau en dessous. Le stress, l'énervement, la frustration, rien de cela ne m'aide à écrire correctement. Bah, on dit bien que l'écriture des médecins ne ressemble à rien, n'est-ce-pas ? Je ne ferais pas exception à la règle.

Une fois l'ordonnance faite, je tends violemment la feuille à Ikime, presque comme si j'allais lui foutre mon poing dans la gueule.

Je vous ai prescrit de quoi calmer la douleur pour un mois, mais ne comptez pas sur moi pour renouveler l'ordonnance. Il faudra vous trouver un autre dealer cette fois.

Très ironique, je sais. Je peux rendre ce service à Kano mais pas à Ikime. Je ne récompense pas les abrutis.

Et maintenant, retournez sauver la veuve et l'orphelin pour remplir le vide abyssal de votre existence. Viendra bien un jour la blessure de trop et là, ne comptez pas sur moi pour vous rafistoler, j'ai trop donné.

Ah, au moins a-t-il finit de jouer les abrutis niais. L'aurais-je vexé ? Est-ce de la culpabilité que je ressens ? Pas la moindre, pas pour l'instant. Une fois qu'il a saisit son ordonnance, je m'affale dans mon siège et tire une dernière latte de ma cigarette avant de l'écraser dans le cendrier.

Je peux sentir l'emprise de Chrome' sur mon épaule, elle est tout simplement furieuse. Moi, je suis détendu et agréablement apaisé.

Du vrai repos, Ikime. Lançais-je d'une voix sans trop de conviction, comme si je m'attendais très bien à le revoir la semaine prochaine.

Bon après ce que je lui ai dis, je pense qu'il va sérieusement considérer le fait de changer de médecin. Pas plus mal, je n'aurais pas à me le coltiner après tout.

Je ne suis pas non-plus un abruti, quelque chose est bel et bien différent dans l'attitude habituelle du désastre ambulant. Sans doute s'est-il contenu pour ne pas me hurler dessus en retour. C'est louable. Il a peut-être la tête d'un adolescent de quinze ans mais au moins, il a (parfois) la maturité qui corresponds à son âge.

Je me demande ce que deviendrait cette maturité si il recevait autant de pression que moi. Je le regarde partir en claquant la porte. Chrome' en profite alors pour me donner une belle raclée, une baffe dans la figure comme j'en ai rarement reçue.

Je sais ! Oui, je sais ! Je n'aurais pas dû ! Grognais-je avant de la prendre par la peau du coup pour la déposer par terre. Si tu n'es pas contente, tant-pis pour toi. Je ne suis pas un surhomme, quand je craque, je craque. C'est tout.

Je me baisse et pose mon front contre mon bureau comme si j'étais un employé surmené en fin de vie. Oh, ce n'est pas une comparaison, c'est vraiment ce que je suis.

Je réprime mes larmes. Des larmes de rage et de fatigue.

On trouvera bien un moyen de s'en sortir, Chrome'. Elle me lance un regard toujours aussi sévère. Je m'excuserais auprès d'Ikime dès que je peux, promis.

Soupirant, elle me rejoint sur le bureau et me tapote la tête. La fatigue l'emporte et j'entre dans la somnolence.

Pour la première fois de ma vie, je dors au travail.