Histoire

Assis à côté du feu de fortune allumé par les quelques squatteurs de l'immeuble désaffecté, Camil est perdu dans ses pensées. Son regard délavé s'attarde sur les quelques visages qu'il reconnaît, puis sur ceux qui lui sont étrangers. Cela fait longtemps que la présence d'inconnus dans les lieux ne le surprend plus, après tout, il lui arrive de s'inviter dans d'autres repères quand il est trop tard pour rejoindre celui-ci...
Aujourd'hui, il reconnaît Paige et son gros ventre de femme enceinte. Pas étonnant, il y a quelques mois, elle pouvait encore se permettre d'aller et venir dans la ville, mais maintenant ? Elle se fatigue plus vite, ce n'est pas recommandé. A ses côtés, Enzo lui tend une partie de son butin du jour : un hamburger miteux et quelques frites froides qui mettent pourtant l'eau à la bouche de tous les résidents. Ils ne se connaissaient pas avant d'arriver ici et Camil mettrait sa main à couper que si elle l'avait rencontré avant, Paige ne lui aurait pas adressé un regard. Un étranger, sans papier... Certes beau mais sans avenir stable à Keros... Quelle ironie, quand il avait rejoint ces contrées dans ce but précis.

Plus loin, Jasper rumine dans son coin. Lui refusait de parler de son histoire et laissait le soin à ses 'colocataires' de lui en inventer une. Difficile de le blâmer, que ce soit pour ça ou pour sa mauvaise humeur constante. Camil avait même fini par trouver un certain réconfort dans sa mine grincheuse et son caractère de Grotichon.
Encore un peu plus loin, dans l'ombre, éloigné du feu comme si ce dernier représentait un quelconque danger, repose Phil. Allongé, le regard dans le vide, l'homme semble plus absent que perdu. Lui est un nouveau venu, de ceux auquel on ne parle pas trop encore. C'est un mal pour un bien, dans cet état, Phil ne semble pas prêt à assumer une conversation. Un peu plus tôt dans la soirée, Jasper lui a glissé les restes d'un repas devant lui et une couverture miteuse sur les épaules mais Phil n'a pas esquissé un geste.

Camil soupire puis souffle dans ses mains dans la vaine tentative de les réchauffer. D'aussi loin qu'il se souvienne, elles ont toujours été froides. Que ce soit lorsqu'elles étaient tenues par celles de sa mère, ou lorsqu'il luttait pour rester en vie dans les landes désertiques. Le souvenir ne lui arrache qu'un rire amer, conscient que celui ci sera bien vite rattrapé par les autres. Ceux des rires cruels, des moqueries, des coups et des bizutages.
Son service militaire aura été une purge du début à la fin. Une purge qui s'était soldée – du moins l'espérait-il – par l'annonce de sa mort.

Oui, Camil espérait vraiment que l'adolescent qu'il était, que la vie qu'il avait mené jusqu'à ce 'tragique' événement, avaient été déclarés morts le jour – ou ceux qui avaient suivis – où ses camarades de service militaire l'avaient poussé 'accidentellement' dans une crevasse lors d'un entraînement auquel il n'avait jamais eu envie de participer de toute manière. Il l'espérait vraiment car cela voudrait alors dire que plus personne ne le cherchait et qu'il s'était libéré de toutes ses anciennes attaches.

Le jeune homme n'est pas pieux, mais s'il devait prier pour quelque chose, ce serait celle-ci : que les vestiges de sa vie passée soit effacée des mémoires. Autant pour lui, que pour ses proches. Non, Camil ne regrette pas cette époque de sa vie, pas plus qu'il n'apprécie sa situation actuelle, mais s'il est convaincu que personne ne faisait vraiment attention à lui par le passé, il détesterait apprendre qu'il est désormais pleuré par des gens l'ayant, au mieux, baigné d'indifférence.
Il ne leur en veut pas, il ne se sait pas particulièrement rancunier, mais la pensée de leur hypocrisie lui est désagréable. Imaginé son père, absorbé par la boisson qu'il était, déplorer la perte d'un fils qui n'était jamais à la hauteur le faisait grimacer. Quant à sa mère, occupée à racoler tous les hommes disponibles dans l'espoir d'étouffer sa solitude et d'oublier qu'elle avait engendré un parasite, la voir pleurer sa disparition lui faisait toujours remonter une bile âcre le long de sa gorge.
Non, Camil n'appréciait pas outre mesure ses parents. Il ne leur souhaitait aucun mal et surtout, il souhaitait oublier le lien qui pouvait les unir. Et ce même si les imaginer plus heureux depuis sa prétendue mort faisait remonter en lui une peine qu'il pensait étouffée depuis des années, engourdie par un froid qui ne l'avait jamais vraiment quitté.

C'était une ironie qui savait par moment le faire sourire. Depuis sa tendre enfance, il avait toujours été solitaire et terrifié par les autres... Et maintenant ? Le voilà, assis au milieu d'autres indigents sur lesquels la misère avait jeté son dévolu. Et pourtant, pourtant, il savait trouver chez eux une chaleur qu'il ne connaissait pas.
Bien sûr, la rue apportait avec elle son lot de désillusion, cruauté et violence, mais Camil s'y complaisait. L'indifférence des gens qui marchaient devant lui ne l'atteignait plus comme avant, et il avait appris bon gré mal gré à se défendre. Cela faisait longtemps que l'opinel qui reposait dans la poche de son manteau troué ne faisait plus uniquement office de découragement.

Les yeux posés sur les flammes du feu de fortune allumé par les quelques squatteurs de l'immeuble désaffecté, Camil songe pendant que les autres se préparent à dormir. Phil a fini par fermer les yeux mais son sommeil est secoué de gémissements et de sanglots. Paige et Enzo se sont allongés, mais les murmures laissent comprendre qu'ils sont encore éveillés. Quant à Jasper, il tourne le dos au reste du monde, comme à son habitude.
Alors les yeux délavés du jeune homme glissent sur la portion de viande séchée accompagnée de quelques tomates qui repose devant Phil. Au début, lorsqu'il avait fini par atteindre la ville après sa fuite du service militaire, Camil songeait souvent à ce que sa vie aurait pu devenir s'il avait pris des décisions différentes, ou si ses parents avaient été d'autres personnes, mais aujourd'hui, il a appris qu'un monde bâti d'illusions ne nourrit pas son homme et c'est son ventre vide qui le maintient concentré sur la réalité.
Il a essuyé plusieurs coups de balai après avoir ouvert le couvercle de la poubelle d'un restaurant après sa fermeture. Quant aux refuges... Parfois, l'image qu'ils lui renvoient de lui même lui fait préférer de les éviter. Phil ne veut pas manger parce qu'il est nouveau et parce qu'il songe encore aux 'et si' de sa vie passée, mais Camil-... N'a pas mangé depuis la veille. Il sait qu'il pourrait encore attendre, laisser le temps à Phil de se rendre compte que la faim n'est pas bonne compagne mais-... Peut-il se permettre une telle délicatesse ?

Voilà à quoi songe le vagabond alors que les murmures du couple à sa gauche se dissolvent dans le silence de la nuit. Ainsi, lorsque le bruit des respirations des autres endormis l'entourent, Camil n'hésite que quelques instants avant de se relever. Il a toujours été discret, un talent qu'il n'échangerait contre rien au monde. En quelques pas silencieux, il est au dessus de Phil. Ce dernier a encore les joues rondelettes d'un homme qui mangeait à sa faim une semaine auparavant. Camil déglutit. Une culpabilité froide lui glace la gorge mais il lui suffit de lorgner sur la viande pour la repousser sans effort.
Phil apprendra et lui pourra se nourrir. Tout le monde est gagnant et c'est tout ce qui compte. Alors d'une main leste, Camil récupère le repas de fortune et se glisse dans une autre pièce pour ne pas réveiller les autres. Loin de la chaleur du feu de fortune, le jeune homme frissonne et soupire. Il n'est pas fier mais qu'est ce qu'il est heureux de pouvoir mâchonner et se remplir un tant soit peu la panse. Tant pis pour Phil, s'il trouve plus tard de quoi manger, il se promet de partager avec lui, tout en sachant pertinemment qu'il partagerait d'abord avec un autre qu'avec celui qui refuse de se bouger.

Cette nuit, il dormira l'esprit tranquille, cela faisait bien longtemps que le poids de ses larcins ne pesait plus sur sa conscience. Après tout, si Camil est conscient que la société les perçoit comme des nuisibles, il n'est clairement pas celui qui lui fait le plus de mal, et cela est suffisant pour l'apaiser à chaque action répréhensible qu'il commet pour s'assurer un jour de plus.