À chaque oiseau, son nid est beau

notes

Le son d'un poing fort toquant frénétiquement contre le bois de la porte ferait presque regretter Cornwall à Hiro. Il sait très bien qui l'attend derrière. C'est un collègue qu'il connaît bien, trop bien. Il n'est pas comme Emilico ou comme Hiro lui-même, forcé de travailler pour les Sealg pour des raisons familiales ou financières. Peut-être a-t-il un lourd passé sur les épaules, mais ce n'est pas le genre d'énergumène avec lequel l'ancien ranger a envie de discuter. Une personne qui, comme Clark, n'en a rien à foutre des Pokémon, ne mérite pas son respect.

Et puis, franchement. Clark. On dirait déjà le nom d'un super-vilain de bande dessinée.
Ou alors c'est le Clark de la Team Sealg qui a appris à Hiro à détester le prénom, tout dépend.

Le jeune homme se lève en grognant, se traîne jusqu'à la porte et ouvre à son collègue sans le moindre bonjour, pas même un sourire. De son côté, le sbire n'est pas beaucoup plus radieux. Sans en avoir touché un seul mot, les deux savent qu'ils se détestent mutuellement. Un genre de mépris partagé. Le connard de braconnier sans cœur contre le sale étranger maigrichon et handicapé qui vit des allocs.
Leurs échanges sont toujours très silencieux. Ils savent ce qu'ils ont à faire sans en dire un mot (on apprend vite la discrétion quand on vit du crime). Il arrive parfois que Clark ouvre le bouche mais rarement pour dire de belles choses.

- Tu f'ras attention, y en a un qu'est salement blessé. Essaie de pas le laisser crever.
- Qu'est-ce que tu as encore foutu ?

Il ne répond même pas. Il se contente de lever les yeux au ciel et de hausser les épaules. Il fait mine de ne pas savoir ou de se faire porter innocent, mais depuis le temps, Hiro sait bien que ce n'est pas une coïncidence si autant de créatures en piètre état finissent entre ses mains. Mais quand on fait presque une tête de moins que l'armoire en glace face à soi, qu'on ne peut pas se tenir droit plus de dix minutes et qu'on a comme seul moyen de se défendre un pingouin et un porte-clé, on évite de faire le malin.

Alors, il tend sagement les mains quand le sale type lui donne un sac rempli de Pokéball. L'une d'elle contient un Pokémon blessé, autant ne pas faire trainer l'échange avec plus de remarques passives-agressives ou de regards de Lougaroc. Une fois sa part du marché remplie, Clark disparait en claquant la porte, ce qui ne manque pas de faire sursauter Milk. La douce et innocente Milk qui arrivait avec deux verres d'eau du robinet pour son maître et son invité.

- T'en fais pas ma belle, il le méritait pas, murmure-t-il en tapotant sa tête gelée.

Moi non plus, d'ailleurs, pense-t-il. Il a mal au cœur de voir son infirmière s'occuper si bien de lui alors qu'il continue de huiler les rouages de la Team. La moindre des choses pour se racheter serait de jeter vite un œil à la pauvre bête souffrante.

notes

Hiro a l'habitude de recevoir des Pokémon en mauvais état. Généralement, il s'agit de quelques plaies, rien qu'il ne peut pas soigner avant de devoir se séparer de la créature. Et à la façon dont son collègue lui avait refilé la cargaison comme si de rien n'était, il ne s'était pas attendu à voir des blessures sortant de l'ordinaire.

Comme il aurait aimé avoir raison.

Il manque de crier comme une pucelle effarouchée en voyant le Doduo sortir de sa Pokéball. Son visage, et en particulier sa paupière, sont enflés. Ses plumes couvertes de sang. Sa patte gauche - quelle ironie, tordue dans un angle improbable, tandis qu'une des griffes manque. Rien qui l'empêchera de marcher à l'avenir mais... a-t-il au moins un avenir ? Dans un état pareil, le jeune homme se demande comment la pauvre bête était encore en vie.
L'oiseau lui-même doit se poser la même question à en voir son œil terne, sans la moindre étincelle d'espoir. Il attend juste que la mort vienne le chercher.

Hiro n'est pas vétérinaire. Il sait désinfecter une plaie, il peut offrir un nid douillet pour espérer que le Pokémon souffrant se remette de ses blessures ou de la maladie, mais il ne peut pas faire un plâtre ou une atèle. Il ne peut pas arrêter une hémorragie. Il peut essayer de soigner l’œil pour éviter qu'il ne s'infecte mais il n'est pas sûr de pouvoir l'empêcher de perdre la vue.
Pour autant, il ne peut pas le laisser dans cet état. Il refuse de le laisser mourir. Il est incapable de l'achever. Hiro a beau être persuadé d'être un déchet, un horrible trafiquant qui ne vaut pas mieux que Clark, il n'est pas un assassin ou un boucher. Il ne peut plus partir en mission, mais il reste ranger de cœur. Il fera le nécessaire pour sauver le Doduo. Même si ça lui déplaît fortement. Même s'il se met en danger.

Même s'il doit demander de l'aide.
Avec sa fichue fierté, c'est une torture que de prendre cette décision. Une torture de se trainer jusqu'à la cabine téléphonique la plus proche et de taper le numéro qu'il avait juré de ne jamais appeler quand Cornwall le lui avait donné. Une torture d'attendre qu'on décroche, espérant presque tomber sur le répondeur. Manque de chance, il reconnaît la voix du médecin après seulement quelques sonneries.

Cornwall, je... j'ai besoin d'aide.

***

Hiro en a des choses à reprocher à Misao, mais, même s'il ne le lui a pas dit de vive voix, il est reconnaissant qu'il n'ait pas posé la moindre question compromettante. Il s'est contenté d'acquiescer quand son ancien collègue lui a juré qu'il avait trouvé l'oiseau blessé dans une ruelle, qu'il n'y était pour rien - un doube mensonge - et franchement, Hiro n'est pas sûr que le docteur l'a cru. S'il doute de lui, il ne le montre pas. Il est venu aussi vite qu'il l'a pu, parce que la vie d'un Pokémon est en danger.

Hiro en a des choses à reprocher à Misao, mais il aime vraiment les Pokémon. C'est le roi des emmerdeurs, il se mêle un peu trop d'affaires qui ne le regardent pas mais au fond, c'est une bonne personne. Un compliment que le Hoennien décide de garder. Ça ferait trop plaisir à cet abruti qui risquerait de prendre ça comme une invitation à faire ami-ami.

Il est bon médecin aussi. Il fait ce qu'il a à faire dans une efficacité presque inquiétante. Combien de rangers charcutés a-t-il dû sauver ? Le visage d'Ikime revient dans l'esprit de Hiro. À lui seul, cet inconscient a dû valoir dix ans d'expérience à Cornwall.
Au final, humains comme Pokémon sont faits de la même chair, des mêmes os, du même sang. Le Kantonien grimace pendant son opération, peut-être par dégoût, peut-être par stress. Plusieurs fois, Hiro craint de l'entendre dire que tout est perdu, qu'il abandonne et qu'il ne peut rien faire d'autre que de piquer ce pauvre piaf.

Pourtant, après ce qui semble être des heures, Misao souffle de soulagement. Il a terminé de recoudre les plaies. Il a remis la patte dans le bon sens et y a attaché une atèle pour éviter les faux mouvements et il jure que cet œil recouvert d'un carré de gaze guérira.
Hiro est soulagé mais il n'ose pas sourire. Contrairement à ce qu'il a promis à son ancien collègue, il est tout aussi coupable que n'importe quel sbire. Le Pokémon est tiré d'affaire, mais il reste couvert de bandages et traumatisé. De plus, il a dû appeler Cornwall à l'aide, alors qu'il sait pertinemment qu'il manque de temps et de sommeil. Pourtant, il est venu. Malgré l'accueil plus que désagréable qu'il a toujours reçu. Quand il se retourne vers Hiro, il le trouve à genoux, les poings serrés et le visage crispé.

Je suis sincèrement désolé, commence-t-il, se gardant bien de préciser l'origine de sa culpabilité, ce Doduo et moi te sommes éternellement reconnaissants. Mais si tu veux de l'argent, je-...

Il n'a pas le temps de terminer sa phrase. Misao l'interrompt. Il ne s'attendait pas à recevoir un paiement pour ses services. Oui, il faudrait être stupide pour ne pas comprendre à l'état de cet appartement que Hiro n'a pas un sou à offrir, mais plus d'un aurait préféré l'endetter plutôt que de lui faire une fleur.
Cornwall le voyait toujours comme un ami. Un fait qui donnait plus envie de pleurer à Hiro que de se réjouir. Il aurait préféré qu'l lui réponde sèchement qu'il n'avait fait pour le bien du Doduo et pas pour lui faire plaisir avant de partir en claquant la porte et en lui commandant de ne plus jamais l'appeler. C'aurait été plus facile à encaisser que l'acharnement d'un Misao convaincu qu'il a affaire à une bonne personne.

***

Le Doduo n'a pas survécu à ses blessures. Du moins, c'est ce que Hiro a raconté quand on est venu le chercher.
On l'a cru sans mal, il s'est retrouvé obligé de payer une compensation, soit son budget nourriture du mois, mais c'était ça où laisser l'oiseau entre de mauvaises mains.

Quelle hypocrisie, n'est-ce pas, que de toujours laisser faire les braconniers, mais de faire une exception pour un seul Pokémon ? Hiro en est conscient et il se châtie pour ça. Seulement, il s'est trop attaché à ce pauvre Pokémon. Malgré les apparences, il a toujours été trop sensible. Voir la confiance du Doduo grandir, alors qu'il avait si peur de lui le premier jour, jusqu'à venir réclamer des caresses lui avait apporté un peu de joie dans sa vie dont il n'était pas prêt à se séparer.
Certes, ça lui fait une bouche de plus à nourrir - ou deux, techniquement. Ça ne serait pas la première fois qu'il sacrifie quelques repas pour que ses Pokémon aient l'estomac bien rempli. De toute façon, ils méritent cette nourriture bien plus que lui.

Milk, elle aussi, s'est attachée au nouveau-venu. Elle s'en occupe comme une mère, utilise son Anneau Hydro pour apaiser la douleur comme elle le fait depuis toujours avec son humain. Elle n'aurait pas supporté de le voir partir. Doduo n'aurait pas supporté d'être éloigné de sa nouvelle maman. C'est l'excuse que se donne Hiro, qui n'est pas prêt à admettre que lui aussi voit l'oisillon comme son bébé.