Bien sûr, il était arrivé à Allan d'imaginer ce que sa vie pourrait donner s'il devenait père. Il lui arrivait d'y penser lorsqu'il passait devant les jardins d'enfants, ou lorsqu'il croisait certains de ses voisins qui sortaient en famille. L'idée de concevoir une famille ne lui avait jamais semblé urgente mais ne l'avais jamais rebuté non plus. Un jour, il y viendrait, c'était du moins ce qu'il s'était dit durant la grande majorité de sa vie.
L'ennui, c'est qu'il n'avait jamais été très clair sur le concept de famille à avoir. Bien sûr, si on lui avait demandé plus de détails, il aurait probablement énuméré ce qui lui semblaient être les principaux composants d'une famille nucléaire banale. Une compagne, deux enfants et probablement un chien pour la compagnie et la sécurité de la demeure familiale en son absence.

Mais seulement voilà, on ne lui avait pas posé la question, et lorsque le vieux voisin de sa grand mère chez qui il jouait les colocataires s'était présenté sur le pas de sa porte avec un œuf tout chaud entre les bras, Allan ne s'était pas rendu compte des implications que cela apportait avec lui. Le vieux Rogers avait très vaguement expliqué que le pokemon de compagnie de son fils avait pondu quelques œufs de manière impromptue et qu'il ne pouvait décemment pas s'en occuper seul. Alors bien sûr, il avait songé à sa vieille voisine, et son petit-fils ranger. Un petit-fils probablement mieux placé que n'importe qui pour s'occuper d'un pokemon nouveau-né, n'est ce pas ?
Gladys n'en était pas réjouie et Allan-... Etait sceptique. Néanmoins il accepta, conscient que dans le cas contraire, la bête finirait probablement à la rue.

Ce dont il était moins conscient, en revanche, c'était des contraintes qui venaient avec la charge d'un œuf de pokemon. Certes sa formation lui avait donné les informations nécessaires, mais le vivre au quotidien était différent. D'autant plus compliqué lorsque sa chère mère-grand ne manquait pas une occasion de lui rappeler que « Allan ! Ce n'est pas une ménagerie ici ! ». Il aurait ceci dit pu arguer qu'ils n'en étaient pas loin, entre Fido, Lucy – le désagréable Skitty de sa grand mère – et maintenant Bill, ils n'étaient pas à un locataire près...
Sauf que désormais, trois des quatre bêtes présentes étaient entrées grâce – ou à cause – de lui. Alors il s'était contenté de lui rappeler qu'elle était bien contente d'avoir le soutien de son salaire pour certaines de ses courses et que si le nouveau venu se montrait trop compliqué à gérer, il ferait jouer ses relations pour lui trouver un foyer plus convenable.

Cela avait suffit à apaiser le courroux de Gladys. Pas ses plaintes, mais au moins ses menaces.

Jusqu'à ce que l'oeuf tremble et ne se mette à briller. L'éclosion était imminente, Allan le savait après avoir amené l'oeuf à un centre Pokemon, mais Arceus-... S'il avait pu choisir, il aurait préféré que cela ne se passe pas au beau milieu de la nuit.
Fido avait dès le début de l'éclosion, conscient que quelque chose d'important se passait mais incapable de le voir, ce qui avait évidemment réveillé Lucy qui s'était à son tour empressait de réveiller Gladys rendue sourde par ses bouchons d'oreilles.
De ça aussi, Allan se serait bien passé.

Et pourtant.

Gladys n'avait jamais été une femme connue pour sa douceur. Même dans sa jeunesse, elle avait tenu et géré sa famille d'une main de fer dans un gant d'acier. Son petit-fils comprenait aisément d'où venait le caractère de son père. Elle avait un caractère aigrie, rendu d'autant plus amer par les années qui s'écoulaient et la vieillesse qui rendait ses os douloureux. Et pourtant...
A la naissance du Pichu, elle ne prononça pas un mot. Aucune plainte sur son sommeil perturbé, sur le bruit que Fido produisait ni sur les voisins qui pesteraient probablement dans les heures à venir. Rien.
Elle s'était tenue patiemment derrière Allan qui s'inquiétait de voir que tout se déroulait presque trop bien. L'inquiétude au ventre, il ne fut reconnaissant envers cette attitude que lorsque le bébé s'était endormi quelques heures après l'aube et qu'il était en route pour travailler. Gladys avait pris en main les choses dès qu'il avait été certain que l'éclosion était terminée, que la petite boule de poil allait bien et qu'il n'y avait plus aucune inquiétude à avoir.
Elle lui avait intimé d'un ton dur de se préparer pour sa journée, lui assurant que lorsqu'il rentrerait, tout le monde serait encore en vie, même le sac à puces qui refusait de se taire. Et elle avait tenu parole. Plus surprenant encore, lorsqu'il rentra – pressé de vérifier que tout allait bien – il la retrouva assise, Fido à ses pieds, Lucy sur le dossier et le Pichu entre ses bras, un biberon à la bouche.
L'expression qu'il retrouva sur le visage de sa grand-mère à cet instant précis avait quelque chose d'inédit pour lui. Un mélange de tendresse, d'affection et d'appréhension, quelque chose qui lui arracha un sourire attendri.

Alors il s'approcha de son rocking-chair et s'accroupit à ses côtés, doucement pour ne déranger personne. Sa main flatta doucement le sommet du crâne de Fido alors que son regard se posait sur le bébé. Puis il parla, parce que la situation lui semblait trop irréelle pour garder le silence. « Dis donc, mémé, qui aurait cru que tu savais sourire comme ça ? »
La claque qui s'en suivit ne marqua même pas sa tempe et lui arracha un rire idiot. Gladys avait beau lui intimer de lui montrer du respect, sa voix manquait cruellement de cette fermeté qu'il lui connaissait habituellement.

Et puis, ce qui acheva de le surprendre et de lui donner un nouveau regard sur sa grand-mère fut lorsqu'il lui proposa de prendre sa relève – sûrement voudrait-elle être libérée de cette tâche maintenant qu'il était rentré – mais qu'elle refusa sèchement. Elle maugréa qu'il était bien trop brute dans ses gestes pour pouvoir porter une aussi petite créature sans l'écraser. Mais il y avait autre chose. Quelque chose qu'Allan avait oublié : avant d'être une vieille dame aigrie, Gladys avait été une femme, et une mère.
Alors il la remercia une nouvelle fois, lui promettant qu'en échange, il s'occuperait du repas. La grimace qu'elle afficha ne le trompa pas le moins du monde.

Et pour la première fois depuis de longues années, Allan ne se sentit pas étranger dans cette maison. Il s'y sentit enfin chez lui, entouré d'une famille qui venait de s'agrandir d'un bébé. Un bébé qu'il devrait élever du mieux qu'il pourrait.