Les échos des derniers applaudissements n'ont pas fini de retentir que je suis déjà dans ma loge, m'appliquant à enlever à coup de cotons humide le lourd maquillage qui me colore élégamment les yeux, mais serait outrageusement provoquant ailleurs que sur scène.
J'ai réussi à obtenir la permission de quitter le Cabaret après mon passage, avant même la fin du show, en l'honneur des fêtzs de Breith qui secouent la capitale kerosienne cette nuit. Permission dont je compte bien profiter : ma première destination ce soir est la Grande Cathédrale, où l'office religieux en l'honneur de la naissance d'Arkée commencera à minuit. Je ne suis pas en avance, et l'église risque fort d'être bondée, mais je ne peux pas passer à côté de ce rituel de Breith. Outre le joli spectacle de lumières et de chant que va offrir la célébration, la messe de minuit est la seule célébration religieuse que je n'ai jamais manqué en une vie, dû notamment à l'acharnement que m'était maman à nous y traîner chaque nuit de Breith, qu'il pleuve ou qu'il vente. Je lui ai promis de ne pas négliger la tradition cette année non plus, malgré la distance. Après tout, cela me donnera l'occasion d'admirer la Grande Cathédrale de l’intérieur, et aussi de me faire bien voir des pratiquants assidus. Peut-être certains me reconnaîtrons-t-ils ? Je commence à me faire une petite réputation dans les rues de Bronswick : la nouvelle artiste noire du Cabaret Cocotine, fraîchement arrivée d'on ne sait quelles contrées barbares... Les idiots, s'ils savaient ! Ils se sentiraient bien bête.

Je bataille pendant quelques instants pour retirer le haut de mon costume, avant de m'avouer vaincu et de demander de l'aide à Sarah. La Capumain est exténuée après m'avoir accompagnée cet après-midi au marché, et somnole déjà à moitié quand elle crochète la boutonnière dans mon dos. J'oublie parfois comme elle est petite, et à quel point les enfants ont besoin de sommeil. Elle ne chouine même pas quand je la rappelle dans sa pokéball.
Echo, lui, attend studieusement que je m'habille avant de venir se percher sur mon épaule. Enfermé toute la journée, il meurt d'envie de respirer l'air frais, mais mets un point d'honneur à rester discipliné, en prenant un air de noble dignité qui me fait toujours sourire.
Pas le temps de retourner chez moi pour me changer, j'ai donc ramené de quoi m'habiller. Quelque chose d'assez simple  – et couvrant  – pour ne pas faire grimacer les grenouilles de bénitier : une robe longue empruntée à Ingrid – un peu trop large pour moi – qui couvre mes chevilles et me donne une drôle de silhouette en sablier. Sa couleur brune ne me mets pas en valeur et la quantité de dentelle et de volants blancs qu'elle arbore me semble exagérée, mais je n'ai pas le loisir de pinailler. Et puis ce n'est que pour une heure : j'ai prévu dans mon sac un change pour être plus à l'aise pendant la deuxième partie de la soirée... qui promets d'être un peu plus intéressante.

Quitte à jouer le jeu jusqu'au bout, je retire de mes cheveux les anneaux dorés que j'ai l'habitude d'y accrocher – de la jolie camelote clinquante comme j'aime –, défais mes tresses, glisse dans la cascade de boucles ainsi obtenue un mignon nœud blanc trouvé dans la malle à accessoire du cabaret, ajoute un très léger fard à mes paupières, place mon pendentif Trismegis bien en évidence sur mon cou et enfile pour finir mes vieilles bottines à lacets... Le résultat renvoyé par le miroir est saisissant : une mignonne petite paroissienne toute endimanchée pour la messe de minuit. Peu de chance qu'on me reconnaisse, finalement. Ma mère serait émue en me voyant, et je n'ai évidemment aucune chance de séduire qui que ce soit dans cet accoutrement. Courage, rien qu'un petite heure à endurer... ce n'est pas si dur, non ?

Pendant que la représentation continue sur scène, je traverse les coulisses à pas de Lougaroc, et m'éclipse par la porte de service. La nuit pare Bronswick de lumières festives, de guirlandes dorées et de couronnes de houx sur les portes. La ville bruisse de la rumeur de voix et de chants malgré l'heure avancée de la nuit, et les rues que j'emprunte pour aller jusqu'à la Cathédrale sont encore très peuplées. Des familles entières cheminent vers le lieu saint, des grands-parents en arrière-garde aux gosse qui s'égosillent et font la course avec leurs pokémons en devançant leurs parents. J'aime bien cette ambiance, qui se fait de plus en plus solennelle au fur et à mesure que le haut clocher de la Cathédrale se dessine au-dessus de nos têtes. Un très bel édifice dans lequel j'entre pour la première fois, pressée de chaque côté par une foule impressionnante. A Unys, les célébrations religieuses n'attirent pas la moitié de ce monde. Je lève la tête vers l'immense voûte en entrant, décorée de longues fresques dorées retraçant nombres d'histoires saintes, certaines dont j'ai une vague connaissance grâce aux récits de Maman, d'autres qui me sont complètement inconnues. Là-bas, sur le plafond qui surplombe l'Autel ainsi qu'une grande statue d'Arkée, je devine le cercle Trismegis, symbole de la création du monde, peint dans une teinte jaune rendue rougeoyante par les flammes des bougies qui illuminent les premiers rangs.
Arrivée dans les derniers, je préfère laisser ma place assise à un couple de personnes âgés, et me contente de m'adosser au mur droit de la nef avec les autres retardataires. Echo, malin, quitte mon épaule pour rejoindre quelques autres pokémons volants perchés sur le rebord d'une chaire inutilisées, profitant ainsi d'une vue panoramique sur l'assemblée des fidèles.

Il ne faut pas attendre longtemps pour que le silence se fasse et que le Grand Enseigneur apparaisse.  Exactement semblables aux photos de lui que j'ai vu dans plusieurs journaux, il porte une chasuble simple et stricte, différente des vêtements brodés qu’arborent les célébrants à Unys. Logan Brain, figure majeure de l'Arkéïsme à Keros. Le charisme et l'éloquence qu'il affiche en saluant les fidèles m'explique bien vite la sympathie dont il bénéficie parmi la population.
La cérémonie se déroule à peu près de la même façon que celles dont j'ai le souvenir, si ce n'est que les chants sont différents de ceux entendus pendant toutes mon enfance. Je ne peux réciter en cœur que la prière universelle de Métémée, qui, elle, a l’élégance de ne pas changer de région en région. Le moment est propice au recueillement, et je me surprend à prier avec d'avantage de sérieux que je ne le pensais, souhaitant le meilleur pour mes parents et le cirque. Je sais qu'au même instants eux aussi prient pour moi, et cela a quelque chose d'étrangement réconfortant, malgré le peu de crédit que j'accorde aux pouvoirs des divinités.

La messe passe plus vite que je ne le pensais, et l’Église se vide doucement pendant que résonnent les derniers échos du chant d'envoi. Echo revient vers moi et nous nous mêlons à la foule des familles pressées de rentrer chez elle. Les enfants qui courraient voilà encore une heure se retrouvent dans les bras de leurs pères, somnolant pour certains, impatients d'être au lendemain pour d'autres. Je marque une pause devant le parvis de l’Église, respire en grandes inspirations l'air électrique de minuit. Il reste encore plusieurs heures avant que le soleil se lève, et je sais exactement où les passer : après les chants liturgiques, mes oreilles ont besoin de quelque chose de moins sages...

Reste à me rendre au Palais des Glaces, où le concert ne va pas tarder à débuter. Là-bas, je pourrais sans doute me changer dans les toilettes pour dames, et rendre cette nuit un peu plus amusante.

Rien à faire, la mélancolie qui m'étreint ne veux plus se dissiper. Tout me semble triste et terne, noyé dans un brouillard confus de cafard et de froid nocturne. Écho frissonne sur mes genoux. Passé la chaleur de la danse, la température hivernale de Bronswick se rappelle à notre bon souvenir, rendue encore plus glaciale par la froideur des marches de marbre et la bise soutenue qui ne semble pas vouloir retomber.  
C'est dommage qu'une telle soirée finisse comme ça. Mais qu'est-ce que j’espérais, de toute façon ? Chasser mon mal du pays en faisant de nouvelles rencontres ? Je voulais bavarder pour faire taire la morosité que cette journée n'avait cessée d'attiser en moi, mais je n'avais réussi qu'à la faire exploser.

Il ne faut pas m'en faire, ce sera passé demain. Je me connais assez pour savoir que je ne peux pas rester triste bien longtemps, mon cerveau trouvera rapidement d'autres manières de s'occuper, de nouvelles choses à découvrir. Je devrais profiter de mes congés de fin d'année pour aller visiter le reste de Keros, et puis tester nos numéros de coordination en public. Voilà, je trouverais forcément de quoi noyer mes idées noires.
Mais malgré ces perspectives, l'instant reste particulièrement amère.

A ma droite, une fille s'est assise pour fumer. Petite, teint de lait et longs cheveux noirs, à peine vingt ans, portant une robe de soirée agrémentées de sequins d'argents la mettant joliment en valeur. Je lui demande une cigarette, que son Feurisson allume d'une étincelle. C'est Ivy qui m'a fait fumer pour la première fois, et j'en garde un sale souvenir d’étouffement et de yeux larmoyants. Encore maintenant, la fumée irrite désagréablement ma gorge en descendant dans mes poumons, et l'odeur reste fidèle à mon souvenir. Mais j'aime voir les longs volutes aériens disparaîtrent dans la nuit. Et puis ça réchauffe.

La fille a pris l'initiative de la discussion. Elle enchaîne les banalités sans me laisser le temps de lui répondre – ce qui s'avère particulièrement impressionnant d'ailleurs –, en baissant sans cesse les yeux, comme si me regarder trop longtemps la gênait. Elle est choupi mine de rien, toute gauche et empourprées. Peut-être que si j'étais dans un meilleur mood, je me laisserais prendre au jeu de la séduction qu'elle peine à installer. Sorry miss. Tu es bien gentille, mais je suis trop fatiguée et désabusée pour ça se soir.
Je la coupe gentiment pour la remercier de la cigarette et de la conversation, en faisant mine de me lever. Echo descend de mes genoux, encore un peu dans le coton, prêt cependant à rentrer. Mais alors que je m'étire un peu avant de traverser le parc du Palais pour rejoindre la rue, une boule de fourrure bleu et braillante me percute en plein visage.

Je reste sonnée pendant plusieurs secondes, trop sidérée pour faire le moindre geste. C'est seulement lorsque de petites griffes commencent à entamer ma peau que j'ai le réflexe de secouer la tête et de lever les mains pour déloger mon agresseur. Mais la bestiole, trop vive, reste insaisissable, et ajoute aux griffures des morsures qui me font jurer de douleur. C'est finalement Echo qui me libère, en attrapant le pokémon dans ses serres avant de le jeter au sol.
Le fauteur de trouble s'avère être un petit Pachirisu, furieux pour je ne sais qu'elle raison. Devant ses joues dansent des éclairs d'électricités, que je m'estime heureuse de ne pas avoir reçu. L’écureuil piaille tant et plus, encore prêt à en découdre, mais méfiant vis-à-vis d'Echo, qui volette entre lui et moi. Sans doute fait-il partie des pokémon vivant à l’état sauvage dans le parc, et peut-être que ce sont le monde et la musique qui le mettent dans cet état. Qu'importe, il faut le chasser avant qu'il ne fasse plus de dégâts. Mais avant que j'ai pu réfléchir à la marche à suivre, le Pachirisu jette son dévolu sur une proie à l'air moins revêche, et se précipite vers la généreuse donneuse de cigarette.

« Reviens par là ! »

Mais Pachirisu a mal calculé son coup, et se retrouve bloqué par le Feurisson de la demoiselle, déterminé à protéger sa maîtresse. L'écureuil marque un arrêt, suffisant pour que nous arrivions dans son dos et qu'Echo lance un draco-charge. Quand la fumée se dissipe, la boule de poil bleue titube encore, sonnée, puis tombe sur le sol, immobile.
Je jure intérieurement : je ne pensais pas l'attaque assez forte pour l’assommer ! C'est Echo qui rejoint en premier l’écureuil, en le tapotant du bout de ses serres et en sifflant des trilles d'excuses, sans pour autant obtenir une quelconque réaction de la petite créature. Je m'accroupis à côté d'eux et soupire de soulagement en voyant le Pachirisu respirer. Ma toute nouvelle coéquipière se penche par-dessus mon épaule.

« Il ne faut pas le laisser là... »

Pas que j’éprouve la moindre sympathie envers le Pachirisu bagarreur, mais le laisser K.O dans la poussière me fait trop mal au cœur. Il faudrait au moins qu'il soit soigné. Agacée, je sors ma seule et unique pokéball – que j’espérais utiliser dans une plus belle occasion que celle-ci – de mon sac, la remonte et récupère le Pachirisu à l’intérieur. Au point où en est rendue ma nuit, faire une escale par un centre pokémon en rentrant ne fera pas une grosse différence. Je le relâcherais dès qu'il sera remis. Je doute qu'il veuille rester avec moi, et je n'ai pour l'instant pas l'occasion de m’encombrer d'une troisième bouche à nourrir.  

« Vous partez ? Moi aussi. Je peux faire un bout de chemin avec vous ? » fait la jeune fille en me voyant me redresser. Debout, je la dépasse d'une petite dizaines de centimètres, ce qui n'a pas l'air de l'intimider pour un sous. Tant mieux. J'aurais refusé qu'elle me suive il y a encore quelques minutes, mais la soudaine attaque a éloigné la morosité de mon esprit, et la perspective de bavarder sur le chemin me semble soudain agréable. Je chasse de mon esprit tout ce qui pourrait survenir après, désireuse de ne rien prévoir. La fatigue a quitté mes épaules, et je lui souris.

« Ça marche, miss ! Mais seulement si tu me tutoies ! »