Megara Beliaïev

Histoire

Premier acte : Allegro giusto.

Les clarinettes chantent le début de l'histoire dans le noir complet. C'est une mélodie joyeuse, car les temps sont à la réjouissance : la lumière révèle lentement une fête dans le parc d'un château. Les convives dansent joyeusement alors que les violons et les altos se mêlent aux chœurs. Au centre de la scène, le bouffon du roi, vêtu de l'arc-en-ciel tout entier, attire toute l'attention. Mais ses mouvements, bien qu'acrobatiques, n'ont rien de gracieux. C'est une danse païenne, que seul un clown a le droit de pratiquer sans attirer la colère d'Arkée.

(Cette scène n'a pas besoin de moi. Je suis reléguée au rang de spectatrice, observant mes collègues bondir dans les airs avec la légèreté d'oiseaux. Ils ont l'air de bien s'amuser, en particulier Volodya dans son costume à grelots. De faux grelots, bien sûr, il ne faudrait pas couvrir l'orchestre.
Je sais que c'est stupide. Mon rôle n'est qu'un rôle et n'apparaît qu'en temps voulu, mais... je me sens exclue de la fête. Une fausse fête que je dois admirer avec un pincement au cœur derrière un rideau. J'en viendrais presque à envier cette danseuse dont je ne connais pas le nom, qui joue l'une des nombreuses et invisibles dames de la cour, mais qui, elle, a le droit de de rire en dansant la carole. Mais j'ai le rôle de grande soliste. Je suppose que je ne peux pas me plaindre.

Maman doit être fière.)

Valse.

Le prince Daniel arrive. Il salue la foule, qui se prosterne, puis la musique paillarde se change en véritable valse. Le dauphin, lui, est un vrai danseur, qui enchaîne pointes, grand jeté et cabrioles. Il est au centre de la scène : c'est lui le héros, personne n'en doute. Ni le spectacle, ni ses sujets, admiratifs.
Mais, sur un son de cor royal, la reine, habillée d'une longue robe brodée qui traine au sol, arrive et interrompt la fête de son fils.

Allegro moderato

Sur scène, elle est la seule qui ne danse pas ni ne dansera pas. Elle est ici pour du sérieux : le prince est trop frivole et il ferait mieux de se mêler de ses occupations royales. De plus, elle aimerait le marier, mais il repousse toutes les prétendantes qui viennent tournoyer devant lui. Il veut se marier par amour.
La reine se moque bien de ses envies. Si elle part, c'est le nez haut. Elle a toujours le dernier mot.

(La reine est bien comme ma mère. Stricte, sévère, elle fait toujours tout dans son intérêt, même si elle fait mine de vouloir aider les autres. Ce n'est pas parce que je rêvais d'être ballerine qu'elle m'a poussée sur scène. Ce n'est pas pour mon bonheur qu'elle m'a confié un Feunnec dans le but d'en faire un partenaire. C'est parce qu'elle voulait vivre son rêve à travers moi, sa seule fille. Sa seule enfant issue d'une union d'amour. Sa bâtarde, mais elle s'est toujours fiché de ce que mon père pensait d'elle.

En y repensant, elle se voyait sûrement comme une reine. Mais la révolution lui a arraché son statut social et ses rêves de grandeur au Grand Ballet de Stolista. Tout le monde se moque bien de l'argent que son père avait amassé pour en faire un bon parti. Maintenant cet argent est à l'état. Alors elle a épousé un prolétaire, le premier qui voudrait bien d'elle et de ses hanches pour fonder sa famille.
J'ai de la peine pour elle. C'est bien pour ça que je l'ai laissée me modeler comme elle le voulait. Studieuse. Docile. Perfectionniste. Pour qu'elle soit heureuse. Pour qu'elle soit fière. Pour qu'elle m'aime.

... je n'ai jamais su la rendre heureuse.)


Deuxième acte : Moderato

Le prince est parti chasser avec ses amis. Arbalètes en main, ils ne bougent pas moins élégamment que lors du bal.
Ils sont venus chasser le Lakmécygne. Aussi, quand l'un deux passe comme un éclair, Daniel part à sa poursuite. Les projecteurs le suivent, les cuivres rythment sa course. Bien vite, il se retrouve seul : ses compagnons auront profité de l'obscurité pour disparaître. Il est au bord d'un lac au clair de lune. Au loin, on devine son château sur les décors en aquarelle.

Les violoncelles crient soudain à l'unisson, comme la foudre qui s'abat sur terre. Pour cause : le prince s'apprête à tomber amoureux au premier coup d’œil.

(C'est mon signal.)

Au son des clarinettes, comme le chant mélancolique du cygne, une superbe jeune femme aux cheveux blond platine, presque blancs, arrive sur une série de pointes rapprochées. Elle a la légèreté d'une plume. On croirait la voir voler. Après tout, son tutu fait de duvet et sa coiffe aérienne laissent peu de doute : le Lakmécygne immaculé que le prince convoitait s'est changé en princesse.
Cette dernière le remarque et reconnait le chasseur. Elle prend peur et cherche à s'enfuir, tout en lenteur et en grâce. Le prince cherche à la retenir. Chaque fois que ses doigts effleurent ceux de la demoiselle, elle réussit à lui échapper en tournoyant ou en pirouettant.

Ce n'est que lorsque le prince se pince le cœur et lance un appel désespéré qu'elle ralentit puis se laisse attraper par la taille. Il vient de lui déclarer son amour. Lentement, ses mains glissent jusqu'aux hanches de sa bien aimée, pour l'accompagner dans une arabesque qui semble se faire sans effort. Commence alors une valse où Odette, la princesse Lakmécygne apprend à aimer Daniel en retour.

(Je n'ai rien contre Yuri. C'est un excellent danseur. Mais ses mains sur ma taille semblent froides, distantes, rigides. Comme les regards qu'il me lance en coulisses. Nos rapports sont ce qu'ils sont. Professionnels. Cordiaux tout au mieux. Nous n'avons pas les atomes crochus et pourtant, ils ont tenu à nous avoir pour jouer le couple vedette. Ils voulaient sûrement profiter de la lumière de deux étoiles montantes du ballet stranaïte.

Après tout, cette tournée mondiale a pour but de montrer la gloire de la mère patrie, aussi belle et puissante qu'à l'époque des tsars. Drôle d'hypocrisie quand on sait que Strana a essayé d'enterrer les ballets et tout ce qui évoquait trop la royauté à l'aube de la révolution.)

Allegro vivo

Dans l'ombre, une silhouette observe les deux amants. Il leur danse autour, profite de l'obscurité pour ne pas être vu. Mais alors que le couple se fige dans un porté qui ne doit pas être bien difficile pour le prince compte tenu de la taille et de la minceur ridicule de sa belle, voilà qu'apparaît le terrible sorcier, celui qui a condamné la princesse à passer la moitié de son existence dans une cage de plumes.

(Igor ne mérite pas de jouer un méchant. C'est probablement l'homme le plus généreux et bon que j'ai rencontré de toute ma vie. Malheureusement, il a passé l'âge de jouer Daniel. Cette tournée signe d'ailleurs son départ à la retraite. Alors il donne tout. Il bondit comme un Cabriolaine comme si le poids des années n'avait aucun effet sur lui. Il met du zèle dans ses pas, comme s'il faisait ses adieux non seulement à la scène, mais aussi au monde entier. L'espace d'un instant, il me semble le voir poser un regard triste sur moi. Le même qu'il m'a adressé quelques jours plus tôt.

"Tu gâches ta jeunesse ici, Megara. Strana est pourrie de l'intérieur. Ne me regarde pas comme ça. Non, tu n'es pas heureuse. Je ne sais pas ce qu'ils t'ont fait mais ils t'ont brisée, comme moi. Moi je n'ai plus longtemps à vivre alors peu m'importe. Mais toi, regarde-toi. Tu es jeune, tu es belle, tu mérites de vivre libre. Laisse-moi t'aider, écoute-moi bien."

Et je l'ai écouté. Igor est comme un père pour moi. Un modèle. Alors, même si je risque ma vie, je ferai tout ce qu'il me dira. Puisqu'il est l'une des rares personnes que j'aime qui m'a jamais aimé en retour.)

Allegro, moderato

Le prince comprend qui est le sorcier à la terreur de sa belle. Il s'apprête à tirer sur l'homme à tête de Noarfang mais la princesse s'interpose. Tant que le monstre vivra, il lui restera une chance de briser la malédiction avec un mariage d'amour. L'odieux personnage tient une satisfaction sadique du fait d'être protégé par sa victime, il danse plus que jamais, pour narguer Daniel. Finalement, il s'en va en volant presque, dans une série de tours en l'air, sans la moindre conséquence pour ses méfaits et ses moqueries.

Alors que le jour se lève, la princesse se voit arrachée aux bras de son amant par des forces mystérieuses. Elle disparaît aussi vite et gracieusement qu'elle n'était apparue et se change à nouveau en Lakmécygne avant que le prince n'ait eu le temps de la demander en mariage et de lever la malédiction. L'oiseau s'envole au loin et Daniel, frustré, brise son arme en deux et jure de ne plus jamais chasser.

Troisième acte : Valse

Le prince a accueilli toute la cour dans le salon opulent de son château. Les convives tournoient, mais lui s'ennuie. Il aimerait danser avec Odette. De jolies dames viennent se présenter à lui, effectuent des acrobaties plus spectaculaires les unes que les autres, mais aucune ne sait répliquer le charme et le naturel de l'arabesque du Lakmécygne.

(Au crochet du bras d'Igor, nous nous apprêtons à rentrer en scène. Il me tapote l'avant-bras et me lance un regard ému. Ce soir, c'est notre dernière représentation ensemble. Il va sincèrement me manquer.)

Allegro giusto

Un homme en redinguote apparaît. Si le prince ne semble pas reconnaître le sorcier sans son plumage, le public reconnaît les traits de l'homme mûr. A ses côtés se tient Odette, bien que sa robe ne soit plus faite de plumes de Lakmécygne, mais du ramage noir d'un Corboss.
La reine semble se méfier, mais le prince n'écoute pas. Il est tout simplement hypnotisé par la beauté de la princesse et extatique à l'idée de la revoir et de redanser avec elle. L'amour rend bête, dit-on.

(L'amour rend bête, dit-on. Moi-même, j'en ai fait les frais. Désormais, j'ai changé. Je ne suis plus l'adolescente sotte qui se jette dans les bras du premier venu. Ou plutôt... de la première venue.
Une erreur de jeunesse, dirons nous, poussée par cette fougue qui force les jeunes gens à braver les interdits. Mais j'ai bien retenu la leçon. Je me moque des regards en coin, d'Olga qui me traite de noms parce qu'elle a le malheur de connaître mon passé. Je suis guérie. Je suis guérie. Je suis guérie.)

Pas de six

Daniel ne se doute de rien, mais les cordes dissonantes n'annoncent rien de bon. Même les violons savent qu'Odette n'est pas a vraie Odette. Pour cause : la silhouette d'un Lakmécygne affolé passe et repasse en fond, tandis que la vile Odile vole son promis.
L'oiseau vole aussi vite qu'il le peut, mais quand il arrive au château, la danse du duo se termine. La danseuse retombe... bruyamment. Bien sûr, le public n'a rien entendu. Il est si loin...

(Yuri a entendu, lui. Il me foudroie du regard. Je devine que derrière le rideau, Olga grince des dents, elle aussi. Elle l'a remarqué, l'autre soir, à Tartan. Elle l'a sûrement remarqué à l'instant. J'ai eu droit à un sermon pour une petite faute, une petite faute de rien du tout que personne n'a soupçonné. Mais au Grand Ballet de Strana, et surtout quand on est première danseuse, on ne peut pas se permettre de petit écart.

“Ce n'est pas ton genre de faire ce genre d'erreurs. Depuis douze ans que je suis ton professeur, je te connais bien. Tu as tes défauts mais ta technique est parfaite. Tu as la tête ailleurs, je le sens. J'aimerais te dire que j'espère que ce n'est pas encore une affaire de gouine, mais c'est pire, n'est-ce pas ? Je me demande d'où vient cette soudaine envie d'apprendre le Galarien. Et puis, tu passes trop de temps avec Igor. Tu sais que son fils a été arrêté, pas vrai ? Il complotait contre Strana.
Tu vois où je veux en venir, n'est-ce pas ? Igor est sous haute surveillance. Ses petits discours ne sont pas passé inaperçu. J'en donne pas cher de sa peau à son retour au pays. Quant à toi... tu ne viens pas à Galar avec nous. Tu rentres à Stolista demain soir après la représentation. Tu es trop influençable. On ne voudrait pas que tu aies des... idées une fois là-bas. Natalya pourra te remplacer.”

J'ai avalé son discours en hochant la tête en silence. Olga n'aime pas être interrompue. J'avais envie de pleurer. J'ai envie de pleurer rien qu'en y pensant. La peur me tord les boyaux. Mais s'il est une chose que la danse m'a appris, c'est la discipline. Je sais cacher mes émotions. Pas assez pour que le regard d'acier d'Olga ne me fasse pas trembler, mais assez pour ne pas éclater en sanglots et cracher le morceau.)

Allegro vivo

Le prince s'agenouille devant sa promise et prend sa main. Il la demande en mariage. Le son strident d'un alto suivi d'une mélodie mélancolique à la clarinette sonne le glas d'Odette, qui voit son sort scellé. La supercherie est dévoilée. L'homme en redingote révèle ses ailes, tout comme sa fille et les deux s'envolent dans une synchronisation parfaite, tandis que l'amoureux se noie dans la culpabilité. Avant que les dernières notes ne se noient dans un decrescendo, il file rejoindre son amante, en espérant qu'il ne soit pas trop tard.

Quatrième acte : ...

La salle de spectacle est plongée dans le noir et dans un silence de mort. Les spectateurs commencent à jaser et à s'indigner.
Et dans les coulisses, c'est la panique. La première danseuse est introuvable. On la cherche partout, on appelle son nom, on la menace. Puis on trouve la fenêtre de sa loge béante, donnant sur le noir de la nuit. Une série de jurons en Stranaïte retentit. On la maudit. On l'injure. On se promet que si on remet la main dessus, elle est bonne pour les camps de travail. Mais c'était déjà ce qu'il l'attendant une fois rentrée, pas vrai ?

(J'ai couru sans m'arrêter. Mon coeur bat à cent à l'heure. Je n'ai plus de souffle, mais j'ai réussi. Ils ne m'ont pas vue m'enfuir, ils ne m'ont pas suivie.

Igor a un contact dans l'ambassade kerosienne. Il m'a promis que j'y serais protégée. Qu'ils n'auraient pas le droit de me forcer à retourner à Strana.
Je me demande encore si j'ai fait le bon choix. J'ai suivi aveuglément les conseils de mon mentor, et maintenant ? Je suis sans famille, sans patrie... Il ne me reste que Lisa.
Mes parents, mon frère, mes amis... je les ai laissé là-bas. Je ne sais pas si je les reverrai un jour. Ils subiront peut-être les conséquences à ma place. Mais je n'arrive pas à me sentir désolée pour eux. Si loin d'eux, j'oublie l'amour que je suis censée leur porter. Je me souviens du mal plus que du bien, si bien il y a eu.)

Premier acte : Allegro giusto (bis)

Le rideau s'ouvre sur les mêmes clarinettes et les mêmes notes. Seulement, cette fois, c'est un Kerosien sous les traits du prince et d'autres Kerosien encore qui jouent ses paysans. Même la reine a changé, et le sorcier est joué par un homme libre.

La seule qui n'a pas changé, c'est Odette. Toujours la même grace, toujours la même précision dans ses mouvements. On est fier de l'avoir, une vraie Stranaïte au Ballet de Tartan.

On croirait voir des larmes au coin de ses yeux. Ce n'est probablement qu'un mauvais jeu de lumière. Elle a fui sa patrie pour vivre libre. Elle doit être heureuse, ici. Il faudrait être fou pour regretter Strana.

C'est ce que je m'efforce à penser. Pourtant, Strana me manque. Je n'ose en parler à personne. Pas même à Lisa. Parce que tant que les mots ne sortent pas, ils ne sont pas vrais.

Sans personne pour me guider, sans personne pour me dire quoi faire... oh, si la moi du passé m'entendait... même cette vieille sorcière d'Olga me manque. Je cours comme un Poussifeu sans tête.

Il est bien beau, le Lakmécygne. Il a de belles ailes blanches, toutes brodées d'or, mais il n'a jamais appris à voler.