Il s'était couché dans son lit, les yeux grands ouverts, il tremblait un peu. Ce n'était pas la première fois qu'il pensait à le faire mais il n'avait jamais osé demandé à Zaria. Elle qui était si gentille en comparaison de son compagnon de mauvaise augure. Elle le regardait d'ailleurs tendrement, lui efleurant la joue de l'aile, pour l'aider à dormir, comme quand il était petit. 'Monseigneur' était-il capable d'une telle affection où se contentait-il d'attendre le sommeil de sa maîtresse pour recevoir sa pitance ?
Ilya déglutit avec difficulté, caresse la Togekiss, se tourne, se retourne dans le lit puis il sent le sommeil arriver avec appréhension. Tu...Tu manges pas mes souvenirs, d'accords ? Demande-t-il d'une voix timide à Zaria. Elle lui adresse un petit sourire triste.
C'est la peur au ventre qu'il s'endort. Ses rêves sont comme d'habitude, un charnier sans nom. Mais quelque chose semble le libérer de cet enfer sanglant et bruyant. Tout est calme, il sent le soleil briller sur sa peau, ses yeux sont mi-clos, il sent la paille sous ses doigts et l'odeur de la campagne de Strana envahit ses narines.
Il se détends. Il se souvient de cet endroit, tant de bons souvenirs, tant de joyeusetés. Il ouvre enfin les yeux. Il sait que Grisha est à ses cotés, se reposant lui aussi dans l'herbe, il entends son souffle, il sent sa main glisser sur la sienne. Son cœur s’échauffe comme celui d'une jouvencelle qui se découvre amoureuse.
Comment a-t-il fait pour ignorer comment appeler ce sentiment ? Cela lui donne envie de rire, il était si naïf à l'époque. Alors il ouvre enfin les yeux. Grisha, je t... Commence-t-il avant d'avoir le souffle coupé par ce qu'il voit.
Pas de visage.
Grisha n'a pas de visage. Parce que voir son visage détruit par le tir d'un fusil était trop douloureux, parce qu'il ne pouvait pas supporter de se souvenir de ça alors Zaria a fait en sorte qu'il oublie tout. Même ce qui le rendait heureux.
C'est dans un gémissement qu'il se réveille, Zaria vient vers lui, affolée. Mais il la repousse d'un geste sec. Rends-moi Grisha ! Gémit-t-il. Je veux me souvenir de lui, rends-le moi !
Sans pouvoir approcher de son dresseur en détresse, Zaria observe silencieuse son œuvre. Elle voulait bien faire mais Ilya n'est pas comme Genya, il n'est pas prêt à tout sacrifier pour avancer. Les petits souvenirs heureux qui luisent dans ténèbres du passés sont encore assez précieux pour lui pour qu'il refuse de les abandonner.
C'est finalement Peluche, Lixy récemment adopté, qui bondit sur le lit de son maître pour une donner un coup de boule affectueux et le calmer. Zaria regarde sans un bruit l'accolade entre le pokémon et son maître. Elle a le cœur lourds. Ilya lui en veut. Et il lui en voudra encore, pour combien de temps ?
Une semaine et demi à peu prêt. Il restera distant avec elle et refusera de la laisser dormir avec lui. Parce qu'il a peur, peur de ses capacités. Pourtant, ce n'était pas si difficile, quand il était petit. Un Dévorêve pour faire fuir les cauchemars. Mais là c'est différent. Zaria lui a volé le visage de Grisha. Elle n'en avait pas le droit.
***
Il est rentré de l'école plus tôt que prévu. Il sèche les cours, encore.Heureusement, la vieille Limonde dort dans son fauteuil à bascule.
Il est épuisé, il s'est encore bagarré avec les voyous du coin qui n'aimaient pas spécialement sa gueule de stranaïte. Il se demande comment Genya fait pour éviter ce genre d'ennuis. Bah, il ne s'en soucie plus. Depuis qu'elle est à Keros, elle ne pense plus qu'à se faire une place dans la société. Comme si 'avant' n'existait pas. Comme si Anastasia pouvait être un dessin à la craie blanche qu'on efface d'un coup de brosse.
D'ailleurs, il passe devant sa chambre. Vide. Il sursaute néanmoins quand il entends un coassement. Tiens, 'Monseigneur' Hubert est là. Il recule un peu et s'avance dans la chambre de Genya avec délicatesse.
Non, vraiment, elle est vide. Il n'y a que ce fichu Corboss qui le regarde du haut de l'étagère.
Toi... Grognes-t-il.
Il crache plusieurs insultes en stranaïte, ses yeux d'un bleu glacé plongés dans ceux d'encre du volatile. Puis il réussit à faire sursauter l'emplumé quand il frappe violemment dans le mur.
Rends-moi ma sœur ! Crie-t-il. Plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Plus fort qu'il ne s'était imaginé le faire.
Quelques coassements en réponse, 'Monseigneur' ne bouge pas. Non, il ne va pas attaquer Ilya, en vérité, il l'aime bien ce petit même. C'est qu'il a dû le protéger, au même titre que Zaria. Alors que veulent dire ces coassements ? Il ne comprends pas sa haine ? Oui si, il comprends ? De toute façon, qu'est-ce que ça changerait, les ordres de Genya sont les ordres. C'est tout.
Elle se souviens presque plus de Masha et Misha... Gémit le jeune Tsarévitch. Et...Et si elle m'oubliait aussi ?
Le silence lui réponds. Le Corboss baisse la tête, n'ose plus dire mot. Ce n'est pas lui qui interompt l'instant, c'est la voix du vieux fossile qui vient de se réveiller au rez-de-chaussée. Mudak ! Je vais t'apprendre à frapper dans les murs, attends un peu !
Sans perdre une seconde, le stranaïte s'éclipse de la chambre de sa sœur et s'enferme dans la sienne. Les coups de canne de Vassilisa ne tardent pas à se faire entendre sur le vieux bois de la cloison qui les séparent. Ilya se bouche les oreilles, ses yeux sont soudain devenus des fontaines. Il pleure sans pouvoir s'arrêter.
Il ne veut plus endurer ça éternellement, il n'est pas un Sankta, il ne peut pas recevoir tant de douleur et se relever comme si de rien était. Il est faible, terriblement faible. Il en a parfaitement conscience. C'est peut-être pour ça que Genya ne veut plus de lui. Parce qu'elle est devenue forte.
Après plusieurs minutes, la vieille se lasse enfin et retourne à son feuilleton télévisé. Ilya, lui, gémit, tremble et rampe vers son lit comme si il était un grand blessé. Une fois adossé contre le mur, une lame vient se planter dans sa peau pour y tracer une longue estafilade sanglante. Zaria et Peluche regardent faire, impuissantes. Les anciennes plaies sont rouvertes, les draps se tachent de pourpre. La crise est violente, très violente même.
Puis quand Ilya ne peut plus ressentir la douleur, il jette le couteau à l'autre bout de la pièce et se roule en boule sous ses draps.
Un jour, il en est convaincu, Genya l'oubliera pour de bon. Et elle le laissera tomber sans même un regard en arrière.