Assis en silence sur l'un des nombreux bancs de Peridot, Camil attend.

Sur ses genoux, la tirelire de Sol repose gentiment. Sur ses épaules sont nichés les oiseaux qui ne le lâchent plus, et à ses côtés ronronne paisiblement Beth.
Ses yeux scrutent sans réelle concentration les nombreux passants teintée de noir qui défilent. Le deuil sillonne les rues de la ville relais, et Camil attend qu'il passe. Seul, immobile et détaché des événements, il se demande.

Est-ce réellement là sa place ?

La journée est dédiée au recueillement, aux souvenirs pour ceux qui ont quitté ce monde. C'est solennel, triste, parfois doux-amer, et Camil n'y a jamais participé. Faute de temps, faute d'avoir l'envie d'y réfléchir.
Son esprit engourdi par le froid peine à se remémorer le passé, mais il en est presque certain : les Soraid dont il se souvient ont généralement été le théâtre de quelques larcins immoraux.

Les morts ne mangent pas.
Et il n'était pas pressé de les rejoindre.

Camil soupire. Pour la première fois depuis-...
Pour la première fois, il n'a pas faim, alors peut être peut-il faire l'effort de considérer la date pour ce qu'elle est vraiment. Mais s'il sent que des spectres de son passé reposent sur ses épaules, il ne se souvient d'aucun nom, d'aucun visage.

Peut-on regretter ceux dont on ne se rappelle pas ?

Camil lève les yeux au ciel, à la recherche d'une réponse. Il y a bien certaines personnes qui lui manque, mais jusqu'au dernière nouvelle, ses connaissances de Doon étaient encore en vie, les pleurer serait de bien mauvais goût, même pour des résidents de la ville fantôme. Et Cadence...

Cadence n'est pas morte.

Ses yeux délavés redescendent alors doucement vers la terre, comme craintifs d'y voir un véritable spectre. Mais il n'y a rien. Rien de surnaturel tout du moins. Sans l'expliquer, Camil se sent soulagé. Aucun mort n'est venu se rappeler à ses bons soins, lui reprocher de l'avoir oublié. Lui reprocher ses yeux secs depuis des années.
Cela fait si longtemps qu'aucune larme n'est venue baigner son visage...

Pleurer...

Camil a des choses à regretter, à pleurer. Des choses dont il doit accepter l'absence. Des choses qu'il n'a jamais voulu voir en face. Pourquoi ? Et avec quel temps ? Il n'en a jamais eu le luxe.
Mais maintenant ? C'est différent. Le voilà reposé, couvert des affaires d'un autre pour ne pas souffrir de la morsure du froid, le voilà nourri, avec un endroit auquel retourné à la fin de la journée. Malgré lui, un sourire tremblant étire ses lèvres avant de s'éteindre aussi rapidement. Avec une certaine tendresse, Camil effleure la tirelire que Sol lui a offert, contenant quelques économies. De quoi le nourrir pour la journée, peut être même plus.

Le voyant n'a pas hésité une seconde. A le couvrir de vêtements chauds, de charmes et de requêtes de vraiment rentrer le soir même.
Camil ne comprend pas mais-... Si on veut de lui... Peut être peut-il bien faire l'effort de revenir ? Il doit de toute manière rendre les affaires qu'il porte à son véritable propriétaire.

Sans oser se l'avouer, Camil a une autre raison de rentrer : c'est ce qu'il veut. Ce qu'il a toujours voulu. Un endroit où rentrer. Un endroit qui veut effectivement de lui. Un endroit où il ne serait pas de trop.

Un endroit qu'il n'a jamais eu.

C'est paradoxal, Camil songe. Le matin même, lorsque Sol lui avait annoncé qu'il devait s'en aller, la peur et son froid caractéristique l'avaient enserrés. Un froid gourmand qui l'avait entièrement tendu et qui n'était pas encore parti malgré tout. Un froid qui réclamait de lui une excuse pour retourner à la roulotte plutôt que le simple désir.

Camil déglutit.

Les habitudes ont la peau dure. S'il veut rentrer, il ne veut pas rentrer. Pas si ça le fait sentir vulnérable et sans défense.
Peut être devrait-il ne pas forcer sa chance. Peut être devrait-il repartir sur les routes. Retrouver une vie qu'il connaît et qu'il sait gérer malgré les difficultés.

Mais ils sont désormais plus nombreux. Il parvenait à peine à subvenir aux besoins d'Ulysse-...

Et puis, il a promis.

Sol lui a dit qu'il serait triste s'il ne revenait pas. Et si la peur glaciale de perdre quelque chose l'écorchait encore, il avait senti une certaine chaleur dans son ventre.
Pas assez pour pour faire fondre le reste, mais assez pour lui donner le courage de s'accrocher. Assez pour avoir envie d'espérer que les choses s'arrangent. Assez pour croire à une bonne vie.

Doucement, sa main vient s'enfoncer dans le pelage rêche de Beth qui s'étire contre lui au contact. Une bonne, nouvelle vie ? Quelque chose qu'il n'a jamais eu, même après sa mort. Quelque chose auquel il ne pensait même pas avoir le droit.

Même lorsque Charlotte lui a promis qu'il avait sa place chez elle.

Son regard papillonne à droite à gauche. Quelque chose pique son œil gauche et s'il prend la peine de le frotter, la gêne ne passe pas. Alors il renonce, soupire et baisse la tête, fixe ses genoux.
Camil est 'mort' ce jour là, dans les glaces des landes désertiques. Disparu à jamais pour tout ceux l'ayant connu à l'époque. Il le sait, il a vu son nom sur une stèle commémorative, écrit en tout petit au milieu d'autres noms écrit en tout petit. Ce jour là, son cœur manqua un battement. Et depuis, il n'avait plus jamais battu correctement.

Juste assez pour qu'il survive.

Et aujourd'hui encore, à la simple pensée de cet instant, son cœur se serre douloureusement. Est-ce du regret ? Est-ce de la colère ? Il l'ignore, mais son visage se contracte et il s'oblige à le garder baissé.
C'est nouveau. Et désagréable. Il aimerait que cela cesse, mais si les souvenirs sont brumeux, Camil ne peut retenir les émotions qui les accompagne.

Il le méritait.
Il ne le méritait pas.

Les sensations contraires le tiraillent, se battent pour prendre l'ascendant jusqu'à ne laisser en lui que confusion et misère. Comment est-il censé vivre alors qu'il n'a jamais su s'il le méritait. Lui, toujours indésirable, une nuisance pour les autres-... Comment croire ceux lui assurant qu'il est bienvenu ?
Ses lèvres se pincent de contrariété et de remords. Il ne sait pas, mais oh, il essaie de toutes ses forces. C'est qu'il veut y croire. Pour une fois, même si c'est égoïste, il veut sa place. Il veut sa vie.

Alors Camil inspire fébrilement, relève un regard embué l'horizon. Il n'a jamais participé à Soraid, faute de se souvenir de qui que ce soit à pleurer.

Mais peut être-... Juste peut être que porter le deuil pour lui... Pour son enfance volée, pour des années à errer tel un spectre-... Peut être que ça, il a le droit en ce jour des morts.
C'est égoïste, mais il est trop tard pour faire marche arrière. Cela fait des années que Camil n'a pas versé une larme, l'âme trop engourdie dans un froid apathique pour se le permettre. Mais comme un signe du retour du printemps, une larme unique coule de son œil gauche. Une qu'il ne prend pas la peine d'essuyer.

Ce n'était pas juste.
Il peut au moins accepter ça.